Léandre Bergeron. The Québécois Dictionary
James Lorimer and Company. xvi-207
Réjean L'Heureux. Vocabulaire du moulin traditionnel au Québec
des origines à nos jours: documents lexicaux et ethnographiques
Presses de l'université Laval. 465
Les ouvrages de Danielle Trudeau et de Léandre Bergeron sont sortis presque en même temps, à l'automne de 1982. Celui de Bergeron continue la série de ses publications annuelles commencée en 1980 avec son Dictionnaire de la langue québécoise, suivi en 1981 d'un Supplément ... précédé de la charte de la langue québécoise. C'est à ces deux ouvrages que s'attaque Trudeau. Les lexiques de Bergeron ont connu auprès du public et des médias un certain succès, de sorte que son nom est maintenant étroitement associé aux notions de 'langue québécoise' et de 'dictionnaire de la langue québécoise'. Le succès s'expliquerait par l'existence d'un contexte idéologique favorable, alors que, pour Trudeau et d'autres commentateurs (Jean Larose, in Liberté, mars-avril 1981, parle de la 'lexicophonie' de Bergeron), la valeur linguistique et lexicographique de l'entreprise est quasiment nulle. Sur le chapitre des défauts du dictionnaire, Trudeau fait remarquer qu'alors que Bergeron prétend définir les mots en français québécois, il les traduit souvent en français standard (par la suite, et à l'instar de Bergeron et de Trudeau, nous appellerons ces deux variantes linguistiques le québécois et le français) - ainsi, s.v. calant, 'trop lourd pour flotter' au lieu de 'trop pesant pour flotter' (p 68); bon nombre de mots synonymes sont dispersés par l'ordre alphabétique, sans qu'il y ait de renvois des uns aux autres - ainsi de décaniller, décrasser et décrisser, tous définis 'décamper,' mot français (p 70); les vingt mille mots du dictionnaire viennent en grande partie de la multiplication des entrées (par ex., trois pour à) obtenue surtout par l'enregistrement de variantes graphiques, observées ou inventées - elle cite, entre autres, le cas de cauxer, coaxer, coxer (p 49). Sa condamnation la plus sévère porte sur l'absence de toute indication de la valeur d'emploi des mots - associations lexicales (synonymie, etc.), étymologie, marques d'usage - de sorte que le dictionnaire est une 'liste de mots totalement coupés de l'usage' (p 110), reproche d'autant plus sérieux que c'est justement de l'usage que se réclame Bergeron dans sa 'Charte'.
Tout en commentant l'ignorance volontaire de Bergeron des principes et des méthodes de la lexicographie (p 109), et en affirmant qu'en fait la confection d'un dictionnaire de la langue québécoise dépassait visiblement ses capacités (p 110), c'est aux idées contenues explicitement ou implicitement dans la 'Charte' que Trudeau s'en prend essentiellement. Ce dernier document est plein de contradictions: à propos des néologismes, lorsque, pour la dénomination d'un concept donné, le québécois se sert de ses propres ressources dérivationnelles et que le français emprunte à l'anglais, Bergeron déclare que le premier agit selon la génie de sa langue, tandis que le second suit une démarche banale; dans le cas contraire, le québécois fait montre d'imagination, alors que le français en manquerait (p 45); Bergeron cite les manuels de linguistique pour énoncer qu'une langue est un système de signes, tout en maintenant que la langue québécoise est l'ensemble formé par le français standard et tous les usages parlés au Québec (p 116); alors qu'il dit que le québécois comprend le français standard et que souvent il définit les mots de son propre dictionnaire en français, Bergeron reproche aux autres glossaires d'expliquer les mots québécois en français (p 109). Contradiction suprême: Bergeron fait son éloge de la richesse expressive et créatrice du québécois dans un français tout à fait académique (qualifié dans la 'Charte' même de langue morte); citant un extrait qui commence 'Quelle ironie tout de même', Trudeau fait remarquer qu'au Québec on ne parle pas ainsi - on dirait plutôt 'C'est-tu drôle, ct'affaire-là' - et ajoute ironiquement que ni l'Office de la langue française (tant méprisé par Bergeron), ni Bergeron, changera la manière de parler des Québécois (p 100). Ces inconséquences seraient symptomatiques du vide dans lequel évolue la pensée de Bergeron (Trudeau démontre que la majeure partie du résumé historique - la 'Saint-Thèse' - contenu dans la 'Charte' est emprunté plus ou moins textuellement à Claude Duneton et qu'une bonne partie du reste est inexacte), qui, selon l'auteur, a profité, d'une part d'une atmosphère idéologique faisant de la 'québécitude' un concept intouchable, et d'autre part de l'ignorance du public, pour publier ce qu'elle qualifie de 'canular, fort médiocre' (Larose, citant Mallarmé, avait choisi le terme de 'grimoire').
Trudeau justifie la longueur de son procès de la rhétorique contestataire de Bergeron en disant que celle-ci produit l'effet d'attiser les passions nationalistes, pour les faire tourner à vide (p 122). Son procès prend la forme d'un réquisitoire, ses armes rhétoriques sont l'emploi du français québécois familier, l'ironie et l'humour. Au sujet de la mystification: 'T'inventes des affaires épouvantables pour nous monter contre du monde qu'on voit jamais, qu'on écoute pas, qui sont payés pour parler dans le vide' (p 99); sur la multiplication phonétique des entrées: 'Notre Léandre, i a été obligé de déterrer le H de guerre' (p 57); sur l'opposition français/québécois: 'La langue française, elle, ha part de la tête, c'est une langue intellectuelle. Mais le québécois, on l'a dins les tripes (comme la marde): c'est une langue naturelle' (p 82); sur l'absence de marques d'usage: 'Va voir au mot peau asteure ... [Tu] vas trouver que peau, ça égale femme, sans plus de commentaires ... Imagine quand le monde dansent un set carré, que le caleur crierait: "les hommes d'in bord, les peaux de l'autre bord!" I se ferait sûrement arracher hes yeux, pis peut-être d'autre chose avec' (pp 86-7). Dans un dernier chapitre récapitulatif, Trudeau a recours au français standard afin de prendre du recul, pour dire que cela lui a été difficile d'écrire en québécois - si elle l'a fait, c'était pour opposer un discours québécois, le sien, à un autre qui prétend trop facilement être la voix du Québec (p 107) - et que l'on a besoin d'une langue intellectuelle (le français standard) pour servir d'instrument de raisonnement.
Les critiques que Trudeau adresse au Bergeron 1980 et au Bergeron 1981 pourraient s'appliquer tout aussi bien au Bergeron 1982. Le bilingue québécois-anglais renferme un échantillon représentatif (environ 6 000 mots et expressions) des 23 000 entrées des deux ouvrages précédents; toutes les catégories s'y retrouvent: mots français (bain, bander, baptême 'baptism', barrière, basculer 'to lose one's balance and fall'), mots anglais (bachelor, back-up!, back-fire, background, back-space), sacres (baptême, maudit bâtard, bateau, batêche, batince), mots vulgaires traduits en anglais standard et présentés sans commentaire sur leur valeur d'emploi (banane 'penis', bâton 'penis', batte 'penis', bazar 'female sexual organ'), variantes graphiques (cauxer et coaxer restent, coxer est supprimé). Deux informations nouvelles: l'origine du mot (français, québécois, anglais, abbréviation, extension de sens, néologisme, origine inconnue, etc. - le signe de provenance '<' est systématiquement imprimé '>') et sa prononciation. La première témoigne d'un réel effort de description; pour la seconde, le ton est donné dans la préface: 'I have ... preferred to create this system of my own which, although far from infallible, is more accessible (and certainly a lot more fun to use [than the international phonetic alphabet])' (p xiv). Le tout est précéd� de l'habituelle synthèse historique.
D'une conception totalement différente, la thèse de Réjean L'Heureux n'est pas sans rappeler le Dictionnaire de la langue québécoise rurale de David Rogers, à propos duquel Trudeau dit qu'il 'est sans doute trop honnête pour passer pour québécois: ce sera un travail de spécialiste' (Trudeau, p 112). L'ouvrage de L'Heureux, il est vrai, est un travail de spécialiste, mais il s'inscrit en même temps dans la meilleure tradition des études de linguistique historique québécoises, étant le dernier volume, longtemps attendu, de l'excellente collection 'Langue française au Québec', publiée sous les auspices du Centre d'études sur la langue, les arts et les traditions populaires de l'Université Laval et destinée à alimenter le Trésor de la langue française au Québec. Le corpus, qui s'étend de 1644 à nos jours, comprend des milliers de documents d'archives publiques (Archives nationales du Québec, Archives civiles de Québec) et privées (surtout séminaires et monastères), des enquêtes auprès de douze meuniers (régions de Québec, de Trois-Rivières et de Montréal) et les principaux glossaires et ouvrages sur le français québécois (du père Potier à L.-A. Bélisle). Les unités retenues - 'tout vocable qui participait à la description matérielle du moulin ... ainsi qu'à la réalisation des actions spécifiques du meunier' - sont présentées en articles autonomes selon un classement conceptuel (consultation onomasiologique): 'Générique'; 'La chute d'eau et le barrage'; 'Les rouages'; 'Les meules', etc. Un index alphabétique permet une consultation sémasiologique. Les articles, rédigés selon les normes du TLFQ, renferment des informations sur la graphie, les dates de première et de dernière attestation, le nombre d'occurrences, la définition, la documentation (les données d'enquête sont transcrites en notation API) et l'étymologie (du type FEW). Le vocabulaire se caractérise par une synonymie restreinte ('pour chaque concept, un terme domine généralement les autres') et une polysémie restreinte (l'auteur note que seulement 2 pour cent environ des mots possèdent plus d'une acception). Quant aux origines des vocables étudiés, la majorité des termes dont il a été possible de retracer la provenance sont des emprunts aux parlers de France; l'apport autochtone et l'apport de l'anglais seraient infimes. Les enquêtes menées auprès de vieux meuniers ont permis à l'auteur de confirmer la disparition progressive de ce vocabulaire technique. Le texte est agrémenté d'une vingtaine de photographies, gravures et dessins illustrant les principaux référents du vocabulaire.