L’internet témoigne de l’actualisation d’une des plus vieilles et des plus fidèles techniques de l’homme: l’écriture.
Aussi, l’importation d’une expression comme les « nouvelles technologies de l’information et de la communication » n’apporte rien si ce n’est un brouillard conceptuel qui gêne les analyses rigoureuses de l’internet. Pour se persuader que l’écriture est une technique, il suffit de se pencher sur la complexité des interactions qui mettent en correspondance le système graphique, le support et l’activité intellectuelle. Ces trois objets sont à prendre comme un tout, l’outillage mental; celui-ci se développe et se réorganise suivant deux régimes temporels, l’un propre à l’individu, l’autre à la société. Le premier en définit le cadre local (usages, remaniements, apprentissages, activités des érudits...); le second témoigne de la façon dont l’institutionnalisation de pratiques et de statuts (l’auteur, le livre, la forme littéraire, etc.) conditionne ses modes de transmission et de valorisation: la maîtrise de l’écriture —étendue à tous ses instruments— sollicite bien des convoitises, intellectuelles, politiques, économiques. Les actes et choix qui en découlent ayant à leur tour une influence, parfois imprévue, souvent non dite, sur cette technique (stabilisation de la graphie française ou de la langue allemande, renommée des grands auteurs, etc.).
La notion de technique de l’intellect prend alors tout son sens, même si cette expression est d’un emploi difficile: « technologie de l’intellect » semble plus acceptable, d’une part, du fait du mépris des lettrés pour la technique, d’autre part —et ceci explique peut-être cela— suite à l’engouement récent pour la notion de technologie en France. En effet, la valorisation de la pensée « pure » va souvent de pair avec une critique de la technique, vite accusée d’assassiner une culture —par ailleurs jamais précisément définie. La notion d’outillage mental est souvent refusée par les spécialistes des sciences humaines, pourtant les premiers concernés par son emploi, tout comme est rejetée l’idée que son développement passe par l’existence de collectifs.
Dans un tel contexte, l’ordinateur risque fort d’être mal reçu, alors qu’il s’inscrit dans le renouvellement de notre technique de l’intellect. Il a même été inventé pour cela, et non pour améliorer la machine à écrire que nous avons abandonnée il y a vingt ou trente ans. Au-delà de l’évidence —processus de lecture, d’écriture et de réécriture permis par la machine— la séparation entre le code et son support visuel, la multiplicité des textes intermédiaires entre l’un et l’autre, et la proximité des programmes et codages avec notre système graphique classique témoignent des ruptures et des continuités induites par ces machines sur l’écriture. C’est en comprenant comment elles fonctionnent, comment elles sont écrites, que l’on mesure l’importance des transformations fastes ou néfastes qu’elles induisent sur notre outillage mental: bien utilisés, le tableau, l’expression régulière, le graphique et l’hypertexte accroissent singulièrement nos capacités. À maîtriser de tels instruments, dont la manipulation exige une série de connaissances hétérogènes et complexes, nous augmentons, de façon quantitative comme qualitative, notre aptitude à mesurer, à construire des raisonnements, à inventer. À l’opposé, le conformisme techniciste véhiculé par les publicitaires et partagé par une majorité d’universitaires prétend que les machines ne peuvent changer nos manières de travailler, de penser. Obéir à un tel mythe nourrit l’illettrisme (souvent doublé de formes très manuelles d’incompétence, ou d’une taylorisation de la gestuelle des travailleurs de l’intellect), sinon favorise l’acceptation d’un outillage mental de mauvaise qualité produit par quelques industriels soucieux de construire des rentes et des monopoles autour de l’écriture.
Le monde universitaire est le garant et le dépositaire légitime de l’outillage mental, qu’il est aussi chargé de le transmettre et de l’affiner. Mais il en est aussi dépendant, dans son fonctionnement: l’écriture est une technique réflexive, et l’acceptation de cette réflexivité est à la fois le moteur et le cadre explicatif de la science. On comprend alors que les personnes désireuses de maximiser leur pouvoir au sein du monde universitaire aient peu d’intérêt au dévoilement d’une évidence qui aboutit logiquement à la critique de leur appareillage intellectuel, souvent archaïsant, et donc de leur production scientifique. Mais ni l’arrogance, ni l’engagement dans la reproduction administrative d’une caste de lettrés ne suffisent à empêcher des réajustements scientifiques dans le monde universitaire; ceux-ci sont souvent initiés par des chercheurs issus de disciplines « inférieures » —et souvent considérées comme techniques—, qui renouvellent l’outillage mental en usant de méthodes puisées à des sources hétérogènes et en profitant au mieux du travail collectif. Ainsi, l’écriture et la science sont-elles dans un état de perpétuelle interdépendance, même si cela est masqué.
On comprend alors les inquiétudes et les espoirs qu’a pu susciter l’internet en France au sein des sciences humaines. Son apparition en 1992 à la division « littéraire » de l’École normale supérieure (ENS) témoigne déjà de conflits de positions entre les diverses disciplines de cette institution chargée de reproduire l’élite de l’Université: les sociologues faisaient alliance avec les informaticiens. Les premiers étaient soucieux de leur image de théoriciens n’ayant pas peur des machines, mais ne connaissaient pas l’internet. Les seconds n’avaient que ce mot à la bouche, et favorisèrent l’acquisition d’odinateurs Unix. L’appropriation de ces machines et des réseaux n’alla pas de soi. Elle fut longue, difficile, et n’a pu se produire qu’au sein de petits réseaux qui ont constamment sollicité l’assistance des mêmes informaticiens. Ce sont aussi ces derniers qui ont évalué et publicisé les possibilités éditoriales du web, après avoir proposé une lecture de la légitimation scientifique au prisme de la publication imprimée et de son articulation avec les éditeurs.
Ces expériences restèrent marginales: quatre ans après l’introduction de l’internet, à peine 10 % des élèves de l’ENS littéraire et de son encadrement avaient découvert les réseaux, s’impliquaient dans l’acquisition de la culture informatique nécessaire à leur bon usage, et découvraient comment l’internet modifiait les méthodes de travail des chercheurs. Mais la faible légitimité des nouveaux techniciens de l’écriture et le caractère difficilement acceptable de leurs intuitions en terme d’outillage mental ont conduit les représentants d’une hiérarchie fondée sur les distinctions universitaires à mettre à l’écart ces expérimentateurs quand il s’est agit de combler le grand retard informatique de l’institution en 1997.
Les professeurs d’université, qui raisonnaient en termes d’échanges manuscrits ou de machines à écrire, ont alors facilité la diffusion d’une informatique bureaucratique, indigeste et impensée. Les élèves et les chercheurs furent laissés pour compte, la publication sur le web honnie. Jusqu’en 2001, l’ENS littéraire a vécu sous le règne des tenants de conceptions datant des années 1970, expurgées des notions d’outillage mental et de réflexivité: l’écriture ne pouvait en aucun cas être aussi l’affaire des informaticiens, mais devait rester la propriété des maîtres du beau langage, qui seul pouvait témoigner de la noblesse et de la pureté de leur pensée.
Cet exemple illustre comment réagit un pouvoir universitaire aux abois: à l’ENS, la recherche d’une adaptation raisonnée à une forme d’écriture évolutive n’a pas été la norme. Mais au moins, les conflits découlant de l’introduction de l’internet étaient-ils lisibles: la hiérarchie de la reproduction universitaire s’opposait, avec tous les moyens à sa disposition, aux chercheurs et aux inventeurs.
L’introduction de l’internet au sein des universités, aussi difficile et aussi conflictuelle, témoigne, quant à elle, d’un conformisme étendu à l’ensemble d’une profession —ce qu’on ne pouvait déceler à l’ENS du fait de sa paralysie électronique. Très peu de personnes se sont impliquées avant 1998 dans des projets éditoriaux d’envergure sur le web 1. D’après les témoignages détaillés d’une trentaine de pionniers —aux statuts fort variés, puisque le professeur d’université côtoie le professeur de lycée, le directeur de recherche au CNRS l’étudiant— l’internet professionnel en sciences humaines ne peut se développer sans une longue pratique, sans l’acquisition d’une solide culture informatique. Mais on se marginalise très vite à s’engager dans ce type de production, coûteuse en temps comme en argent: l’incompréhension, le doute, voire le mépris et la relégation constituent la panoplie des réactions communes des collègues ou supérieurs, —à plus forte raison si l’on appartient à une université ou une institution parisienne. La notion de propriété, la peur de s’engager dans des activités non rentables, un profond mépris pour la technique apparaissent constitutifs d’une Université qui témoigne de singulières capacités de résistance; la défiance face à l’internet s’est maintenue au moins jusque la fin 2000.
Mais le fait d’expérimenter de façon approfondie l’internet offre aussi de réels bénéfices, certes symboliques, mais en fait propres au fonctionnement scientifique: tout d’abord, une lecture sociologique de son propre monde, en grande partie parce qu’un engagement concret dans l’édition électronique invite à comparer ses avantages avec ceux de l’édition imprimée: les deux ne se confondent pas, même si une telle comparaison met en lumière l’économie universitaire. Ensuite, une lecture de la dynamique des disciplines dans un cadre mondial. Enfin, des gains conceptuels, intimement liés à la compréhension du caractère technique de l’écriture, qui vont de l’approfondissement de méthodes passées et contemporaines à celui de l’épistémologie d’une science. Au-delà de ces acquis, s’affichent les enjeux réels de l’internet en sciences humaines et la façon dont l’outillage mental et l’idéologie du moment recomposent l’enseignement, aux plans national comme international: les logiques à l’œuvre en France se rencontrent aussi dans d’autres pays européens; même le système de mesure américain de la notoriété des chercheurs reste inféodé aux normes mises en place par le pouvoir de l’imprimé.
Si le monde de l’enseignement et de la recherche résiste tant à une quelconque transformation de sa technique d’écriture, c’est bien parce qu’une telle mutation favorise une posture réflexive qui change ses règles du jeu, du seul fait que ces règles —étant celles de la science— restent implicitement fondées sur la consécration de celles et ceux qui réussissent à optimiser leur outillage mental.
Dans ses formes contemporaines, cet outillage n’est pas que fait d’outils informatiques que l’on adapterait à de « vieux » textes, numérisés et sauvegardés sur un support électronique. Il est aussi un tout: ordinateurs, programmes, et archives textuelles, que l’on peut glaner au travers du monde, ou qui témoignent de l’intérêt du monde entier pour des textes ou des procédures déposés sur un serveur spécifique. Tous ces textes (articles scientifiques publiés sur le web, archives de consultation d’un serveur, etc.) s’appréhendent comme autant de listes, indépendamment de leur statut (source primaire ou synthèse achevée). Travailler sur l’écriture dans sa triple acception support 2 / texte 3 / outils conçus pour le manipuler mène à des résultats à la fois surprenants et attendus. Attendus parce que c’est toute l’efficacité de la technique de l’intellect qui s’affiche au grand jour. Surprenants parce que les détours obligés, les méthodes à appliquer ou à inventer, les découvertes, et la vision scientifique que l’on acquiert suite à cette immersion dans les listes modernes offrent un plaisir et une lucidité toujours renouvelés. Caractéristiques qui rapprochent le chercheur et l’explorateur —l’un comme l’autre savent qu’ils feront des découvertes imprévues—, les sciences de la nature et l’anthropologie —l’intellect se lisant, s’organisant à la lueur de l’ensemble des outils, méthodes et mesures que l’homme a créés pour comprendre son propre monde.
Les archives électroniques sont souvent sales, comme le sont les tablettes d’argile abîmées ou couvertes de poussière. Avant même de tenter de les lire, il faut les nettoyer patiemment et délicatement, les multiples programmes dédiés à ce toilettage apparaissant comme autant de légers coups de pinceaux. Ce n’est qu’ensuite que le texte, auparavant succession illisible de caractères, apparaît comme tel. Mais souvent, il est encore trop massif. Pour l’appréhender, il faut alors le décomposer en mots, c’est-à-dire en extraire une liste élémentaire, qui n’a aucune valeur scientifique, mais qui crée une distanciation essentielle pour concevoir les futurs traitements du texte.
Les archéologues pressés qui ont étudié jusqu’alors les access_log des moteurs de recherche ont oublié cette étape intermédiaire: tant le profil statistique de la liste de mots que les coups de sonde que l’on peut donner en cherchant des mots communs, étranges, ou rares n’expliquent rien de la structure de l’archive, ni de l’intention des scribes qui l’ont créée, dont on sait seulement qu’ils sont très nombreux. Mais ces découvertes stimulent doublement le doute essentiel à la production scientifique. D’une part, l’univers que l’on découvre est proprement exotique: on pressent que nos grilles mentales habituelles seront peu opératoires. D’autre part, cet exotisme n’est pas nouveau: il est celui —permanent— que l’on ressent quand on est confronté à une langue et à ses éléments. Aussi comprend-on bien comment un outil créé pour construire une liste ouvre une problématique qui va inviter à reconsidérer ses hypothèses initiales et à reconstruire d’autres outils; on comprend aussi que cette démarche sera récursive. À partir de là, on entre dans le territoire de la réflexivité de l’écriture: les instruments de l’informatique dédiés au texte (tris, comptages, expressions régulières, etc.) et à l’image, les méthodes, les questions, et les retours à l’archive interagissent de façon systématique et plurielle. La synthèse d’un raisonnement aboutissant au dessin d’une simple droite détermine la compréhension d’un phénomène collectif et les moyens de le décomposer. Par exemple, la population des auteurs des requêtes à un moteur de recherche n’est pas la réunion de quelques groupes qui auraient des caractéristiques explicites; à un groupe, homogène, s’oppose toujours son complément, qui témoigne, lui, de la variété —proprement incommensurable, si l’on raisonne en termes statistiques— des pratiques d’écriture; et ainsi de suite. Cette découverte nous apparaît d’autant plus importante qu’elle induit une méthode (itérative) de construction de catégories qui promet d’être très fructueuse en sociologie.
On remarque aussi une interdépendance prononcée entre la qualité de l’outil construit et la qualité de la question qui en est à l’origine; naturellement, les deux ne s’émancipent pas des propriétés matérielles de l’instrument qui permet ce travail sur l’écriture, puisque certaines procédures ne sont pas réalisables si l’on ne dispose pas de moyens de calcul et de stockage conséquents. Certes, depuis plus d’un siècle, les méthodes statistiques d’échantillonnage répondent de façon très efficace à nos lacunes en matière de comptage et d’exhaustivité, et il est d’autant plus légitime d’en abuser que l’on dispose de données massives. À condition de garder en tête le fait que les estimateurs proposés sont souvent fondés sur des hypothèses fortes, pas toujours vérifiées ni même vérifiables, et que l’originalité de la pensée humaine est telle qu’un taux de sondage acceptable dans les cas d’école peut s’avérer très insuffisant quand on travaille sur la langue et ses usages.
On mesure ainsi comment l’étude d’un texte-liste informatique renvoie à l’explicitation de toutes les interactions entre la pensée, le système de signes et le support. Il n’y a là rien de bien nouveau, si ce n’est qu’on peut, à la lumière de notre technique de l’intellect, imaginer aisément les dynamiques que produisaient celles du passé. Bien sûr, le grand acquis de tout travail de ce type est méthodologique: l’étude formelle d’une liste mène non seulement à la compréhension de la dynamique réflexive de l’outillage mental, mais aussi à la reformulation épistémologique, à la mise en place de modèles et de méta-méthodes utilisables par quiconque désire explorer dans un cadre spécifique les produits de l’écriture contemporaine.
Cette mise en perspective détaillée de la pratique scientifique, à partir du questionnement d’un objet de l’écriture, offre aussi (preuve de son efficacité pratique) des résultats surprenants. On ne doute pas que la technique de l’intellect dont nous explorons les limites soit maîtrisée à des degrés fort variables. En l’occurrence, les archives électroniques que nous avons étudiées regorgent de cahiers d’écriture d’écoliers: 87 % des auteurs de ce long texte sont complètement démunis face à cette technique.
Si de nombreux universitaires ont tant de mal à s’approprier un outillage mental renouvelé, ce qui explique qu’il soit faiblement socialisé, on ne s’étonne pas que seulement 13 % de la population française en ait une maîtrise minimale. En revanche, le fait que la relation directe entre l’internet et l’écriture, entre l’informatique et la technique de l’intellect soit si rarement évoquée, nous surprend.
Nous n’aimerions pas être trop peu nombreux à comprendre ces faits, ni à pouvoir profiter pleinement de ces capacités de l’outillage mental.