Mais cette cellule n’était peut-être qu’un pion dans la partie d’échecs que se jouaient les tenants du pouvoir. 1995 est l’année de la fin du terme de la fonction directoriale, d’une durée de cinq ans. Bien sûr, les deux soutiens de la cellule candidatent au même poste, et c’est l’ancien directeur qui l’emporte. Le challenger décide alors de quitter l’ENS, et, en 1996, la division littéraire se retrouve décapitée —par choix du réélu 4—, ce qui la rend plus sensible aux formes de compétition entre ses différents professeurs. Ces derniers allaient déployer un acharnement contre les membres de la cellule informatique littéraire tel que la violence propre au monde universitaire allait en perdre jusqu’à son caractère symbolique.
Parce que ces tensions dévoilent en fait des attitudes opposées en matière de conception de l’écriture, je suis dans l’obligation d’évoquer quelques péripéties personnelles. Tout d’abord parce que tout effet de style tendant à les masquer ne conduit qu’à un discours général très fragile sur le plan méthodologique: « l’effort du sujet connaissant pour s’abolir en tant que sujet empirique, pour disparaître derrière le protocole anonyme de ses opérations et de ses résultats, est voué à l’échec » 5. Ensuite, parce que le statut de « bouc émissaire » que j’ai vécu me semble symptomatique du malaise du monde universitaire face aux conséquence de la socialisation aussi massive que peu pensée de l’informatique et de l’internet en son sein: ma situation est exemplifiable, tout comme l’est celle de mes adversaires du moment. Leurs réactions s’inscrivent dans une logique parfaitement compréhensible de défense d’un corps aux abois, logique que je détaillerai en termes d’enjeux de pouvoir liés au statut de l’écrit. Aussi les quelques lignes qui suivent mettront en évidence, non pas la singularité de l’ENS littéraire au sein des sciences humaines françaises, mais au contraire, sa parfaite adéquation avec des pratiques de résistance, voire de panique largement répandues.
Menacé, statutairement et scientifiquement 7, je tentais de maintenir et de développer les activités que j’avais contribuées à mettre en place, en m’engageant, avec des collaborateurs de plus en plus nombreux, dans une logique de production scientifique suffisamment intense pour que nos détracteurs, s’ils la niaient encore, prenaient alors le risque de prouver clairement que le travail scientifique qu’ils vantaient tant n’était qu’un slogan creux destiné à satisfaire leur soif de pouvoir. Pour légitimer ces activités autant que pour réduire mes doutes personnels quant à leur qualité, je recherchais, puis obtenais des évaluations positives —par exemple de la part du CNRS ou d’instances scientifiques étrangères—, même si elles n’avaient aucune incidence sur les critiques qui m’étaient adressées au sein de l’ENS.
L’incongruité de cette situation m’incita par ailleurs à affiner mon analyse de la relation du monde universitaire à l’écriture et à la technique. En effet, il m’apparut que ces pratiques sournoises, insidieuses, et épuisantes pour qui les subissait ne pouvaient se comprendre en termes de pur clientélisme: j’étais certes la seule des trois personnes attaquées à ne pas avoir de poste fixe, mais reconductible chaque année, et la volonté de me remplacer par une autre, à qui on aurait promis un poste à l’ENS, pouvait expliquait le désir de m’en expulser. Mais l’ENS souffrait bien moins que les universités des pénuries de poste, et la multiplication des embauches d’informaticiens invalidait ce type d’argument. En fait, il s’agissait de rappeler aux membres de la cellule informatique littéraire que leur mission consistait surtout à servir les professeurs, sans prétendre à une autre fonction, et sans proposer à ces derniers de renouveler leurs pratiques scientifiques.
Les activités de recherche documentaire et d’analyse lexicale incitaient les membres de la cellule informatique littéraire à interférer dans l’orientation des recherches qui les suscitaient, alors que la majorité des demandeurs aurait préféré une assistance silencieuse, qui ne remette pas en question des méthodologies parfois douteuses. Dans une contribution au rapport final transmis par l’Atelier Internet au Ministère de la recherche, on peut lire que de tels échanges relèvent non pas d’un service, mais d’une étroite collaboration: « le documentaliste doit éclairer les principes qui ont régi les réalisations techniques et le chercheur pour sa part doit préciser ses besoins, sa méthodologie afin qu’il y ait adéquation entre la demande et l’offre » 8. Ce même auteur explicite aussi les tensions propres aux représentations sur l’informatique: « Trop souvent, la requête documentaire est faite dans l’urgence: une maîtrise à illustrer de graphiques et statistiques, une citation à vérifier car on doit rendre sa copie à un éditeur, une bibliographie à recomposer pour la rédaction de la thèse, etc. La demande s’apparente à celle du client de supermarché irascible dès que le vendeur ne lui propose pas de solutions toutes faites. Le documentaliste peut se sentir ‘maltraité’ par une attitude de ce type qui sous-entend que tout savoir technique n’est est pas un » 9. Dans les faits, il semblait inconvenant de prétendre que la qualité d’un résultat informatique pouvait être liée à l’explicitation du projet scientifique qui amenait un visiteur à demander assistance aux membres de l’informatique littéraire.
Par ailleurs, l’énergie apportée par les participants à l’Atelier Internet et aux deux autres séminaires avait déjà des incidences sur les dynamiques de recherche à l’ENS, même si les chercheurs impliqués n’en avaient pas une conscience claire. Mais d’autres enseignants-chercheurs auraient aimé que les heures passées à construire ces séminaires servissent plus leurs propres recherches ou les fonctions de reproduction de l’institution 10.
Enfin, l’autonomie obtenue grâce à des financements extérieurs pouvait rendre jaloux des collègues moins bien dotés; elle limitait aussi l’exercice du pouvoir répressif, puisque le chantage à la réduction budgétaire ne pouvait fonctionner.
Cette indépendance était aussi rendue visible par l’intérêt que des institutions extérieures aux travaux des membres de la cellule: ceux-ci étaient fiers de contribuer à la bonne image extérieure de l’ENS, en répondant aux demandes qui leur étaient faites d’organiser des enseignements à la Sorbonne et à l’EHESS, et de produire des communications à des colloques. Mais ils n’avaient pas compris que de telles activités n’avaient pas de valeur interne puisqu’elles ne rapportaient aucun bénéfice à un département précis; au contraire, la légitimité croissante de la cellule à l’extérieur de l’ENS ne pouvait que renforcer son autonomie, et par là brouiller les cartes du jeu politique de l’ENS littéraire. Or, les trois trublions ne disposaient pas des titres (doctorat, certes, mais surtout titres hiérarchiques, comme « directeur », etc.) de leurs adversaires déclarés.
Leurs interrogations sur la relation entre la machine et la pensée, leur engagement de plus en plus manifeste dans la production de revues savantes électroniques, finissait par dépasser les limites imposées par la bienséance universitaire. Il fallait rappeler aux audacieux que leur rôle était de tenir un tournevis (sic), non pas de s’immiscer dans les logiques éditoriales 11. Il était exclu qu’à partir d’une expérience technique sur les modes les plus simples de l’écriture, à savoir compter des mots, les ordonner, les mettre en page, on puisse alors prétendre les combiner soi-même pour en faire du « beau langage », proposer ensuite qu’ils aient valeur scientifique, et finir par inverser l’harmonie de la hiérarchie universitaire en fondant des revues savantes, fussent-elles électroniques.
Pour mieux comprendre pourquoi des personnes dotées d’un solide capital universitaire, dont la fonction consiste à garantir le niveau d’excellence de l’institution dont elles ont la charge, ont adopté une stratégie de pure agressivité à l’encontre de ceux qui expérimentaient et socialisaient les techniques d’écriture contemporaines —alors qu’elles auraient pu tirer parti, pour elles, pour l’institution, de ces méthodes—, il nous faut détailler d’où cette direction tirait sa légitimité.
Jusqu’à la fin des années 1990, l’ENS —et surtout sa composante littéraire— vivait encore au rythme des « petits mots » manuscrits et des échanges téléphoniques. La hiérarchie ne répondait pas au courrier électronique: on le doublait alors de sa copie imprimée.
En revanche, les secrétaires ont toujours été très nombreux à l’ENS. Il ne s’agit pas de déplorer ce fait, mais de montrer comment une institution, qui a pu vivre à l’écart des suppressions de personnels, alors remplacés par des machines, reproduisait une organisation professionnelle fort classique. On est là loin d’une situation générale: par exemple, un étudiant du DEA de sciences sociales ENS-EHESS s’émerveillait du fait que cette structure d’enseignement, formant environ 30 étudiants par an, disposât d’une secrétaire propre, alors qu’on en comptait un ou une par millier d’étudiants dans son université d’origine. Mais ce confort propre aux institutions élitistes a certainement retardé l’obligation pour certains responsables d’utiliser un ordinateur pour écrire ou compter, a fortiori pour maîtriser les formes de l’échange électronique. D’où ce recours au secrétaire. Et si plusieurs responsables de l’ENS n’ont pas hésité, dès les années 1980, à se familiariser avec l’informatique, certains de leurs collègues ont pu continuer leurs activités en se servant d’un ordinateur de façon minimale. Ce qui a induit un ralentissement dans la socialisation du courrier électronique: tant qu’un collègue ou qu’un supérieur ne consultait pas son mail, celui-ci n’avait pas de valeur réelle aux côtés des autres modes d’échange. Il a par exemple fallu attendre 1999 pour être assuré que plus de la moitié des enseignants de la division littéraire de l’ENS lisaient leur mail et y répondaient 12. Bien sûr, ce poids de la plume traduisait aussi des conceptions hiérarchiques. Par exemple, en 2001, un élève 13 qui se proposait d’envoyer un courrier électronique à la direction entendit un de ses enseignants lui répondre: « vous n’y pensez pas? Envoyez donc un courrier manuscrit, et proposez que la communication se prolonge par courrier électronique. Vous verrez alors si votre interlocuteur l’acceptera ou pas ». L’enseignant suggérait par là que l’usage du courrier électronique induisait une familiarité implicite qui pouvait froisser son destinataire.
Ce malaise face aux ordinateurs était encore plus sensible chez les « anciens élèves ». Le laboratoire principal de l’ENS littéraire est encore sa bibliothèque: comportant d’innombrables ouvrages 14, parfois rares, elle est ouverte six jours sur sept aux élèves, enseignants et chercheurs, mais aussi à tous les anciens élèves de l’ENS (et de ceux de l’ancienne ENS de jeunes filles, dénommée « Sèvres »), et ce quel que soit leur âge 15. En revanche, la bibliothèque est fermée à ceux qui « ne sont pas de l’École », c’est-à-dire à tous ceux qui n’ont pas réussi le concours d’entrée, sauf s’ils sont expressément « autorisés » 16. Bien sûr, l’accès à la bibliothèque est gratuit pour tous les heureux élus, à qui est réservé un accueil de qualité doublé d’une liberté totale: ils peuvent aller et venir dans les rayons, choisir les ouvrages de leur choix, pour les consulter sur place ou les emprunter, parfois de nombreuses années durant.
Le projet d’informatisation de cette bibliothèque 17, initié il y a plus de 10 ans, a subi tellement de retard qu’il ne s’est amorcé qu’en 1998. Il n’est bien sûr pas terminé. Dans ce sanctuaire de l’écrit, fait d’une connaissance précise des rayonnages de la bibliothèque, de prises de notes sur des feuilles volantes, l’introduction de l’informatique ne pouvait que s’avérer particulièrement difficile, malgré les efforts de quelques documentalistes et ingénieurs. D’une part, on menaçait une organisation sociale, centrée sur l’espace de convivialité que constituait cette bibliothèque, lieu de rencontre physique de plusieurs générations d’« archicubes » 18, en acceptant les conditions du ministère, disposé à financer cette informatisation à condition que la bibliothèque s’ouvre à un plus large public. Mais on s’exposait aussi à dévoiler l’incapacité d’une grande majorité d’anciens, souvent professeurs d’université, à manipuler des ordinateurs 19. L’introduction de l’informatique ne pouvait donc voir le jour tant que la « communauté normalienne », plus précisément sa composante littéraire, risquait de manifester son mécontentement face à ces nouveaux outils de travail.
En effet, au-delà des conflits de personnes ou de disciplines tels qu’on les a évoqués précédemment, ces anciens normaliens constituent un pouvoir homogène 20 qu’aucune direction de l’ENS ne peut contrarier impunément.
Cette dépendance des responsables de l’ENS face à cette communauté d’anciens explique d’une part la « légitimité » dont ils peuvent se prévaloir, d’autre part leur difficulté à proposer —ou même à penser— un trop rapide renouvellement de l’outillage mental.
En ce sens, l’ENS n’est plus une institution marginale, mais clairement représentative du fonctionnement du monde de l’enseignement et de la recherche en sciences humaines en France.