Quand les personnes interrogées ont fondé leurs sites ou forums, la production électronique dans leurs disciplines leur apparaissait « inexistante ». Et souvent, l’insistance est mise sur l’opposition entre le « désert technique et conceptuel » français et les dynamiques d’outre-Atlantique.
Un historien se souvient qu’en 1997, « [l’état des contenus était] quasi inexistant en France et dans l’espace francophone; les institutions anglo-saxonnes proposaient cependant déjà des sites très riches »; un de ses collègues précise qu’alors, « la France n’en était qu’à ses balbutiements »; un autre confirme: « plutôt décevant en histoire; l’essentiel des outils indispensables étant toujours sur support papier; toutefois, la situation évolue rapidement et bien: on commence à trouver du contenu ».
La même opposition se retrouve dans les autres disciplines: « en 1996, il n’y a avait pas vraiment de sites universitaires de géographie (hormis aux États-Unis) »; dans le cas des lettres classiques « les ressources accessibles sur Internet sont devenues très rapidement excellentes, d’abord aux États-Unis, puis en Italie et en Allemagne, et récemment en Belgique. La France est à la traîne »; un archéologue témoigne à sa façon de cette situation. Alors qu’il a fondé un site en 2000, il considère que son travail est encore « expérimental ».
En littérature, « [un] démarrage [se profilait en 1995] à Chicago et à Nice », propos confirmés par une autre enquêtée: « En donnant le sens ‘1995’ au mot ‘alors’, je peux dire qu’il y avait à ce moment-là assez peu de choses dans le domaine des études françaises. Il faut pourtant mentionner le projet ARTFL (Université de Chicago) ».
Dans le domaine de l’économie ou de l’édition, la situation n’était pas meilleure en 1997: « peu de pages personnelles riches en France parmi les universitaires de mon domaine (économie); beaucoup aux USA. Presque aucun cours ni en France ni ailleurs »; « au départ quasi-inconsistant en France, sauf dans quelques créneaux très précis. Aux US, et très vite en GB, le réseau était déjà un outil naturel pour le monde scientifique et documentaire ».
Les philosophes, quant à eux, témoignent de « contenus assez épars, pas très consistants ». Mais l’un remarque « des listes de discussion plutôt vivantes » (évaluations entre 1994 et 1996). Cette importance des listes de discussion est aussi remarquée par le médecin: « les contenus officiels étaient débutants en France —les contacts se sont rapidement étoffés entre ‘passionnés’. La masse d’information disponible actuellement (francophone et anglophone) est très importante et intéressante ». De même, « en documentation, le mail et les groupes de discussion constituent une véritable révolution: l’information circule vite et bien ».
Ainsi, ces précurseurs témoignent de contenus de qualité, mais localisés sur des sites étrangers, et de l’importance des listes de discussion pour débattre et s’informer. Autrement dit, l’internet était déjà un espace précieux pour les universitaires des sciences humaines dès 1995, à condition d’en exploiter toutes les ressources, d’y passer de longues heures, et bien sûr, de se familiariser avec les protocoles.
En 2001, il reste possible de réaliser des recherches sans utiliser l’internet, mais cela devient de plus en plus difficile: sans mail, on est « coupé du monde », et la non consultation du web prive le chercheur d’un type spécifique d’information. Ce qui apparaît aujourd’hui comme une évidence ne l’était pas auparavant: de tels propos étaient considérés comme absurdes et irritants entre 1995 et 1998. C’est bien pourquoi les enquêtés peuvent être présentés comme de véritables pionniers: ils ne se sont pas satisfaits de « surfer », mais se sont lancés dans une véritable politique éditoriale, alors que de telles pratiques n’étaient pas balisées. Aussi ne faut-il pas être choqué par des propos qui manifestent une claire conscience du caractère novateur de telles activités: « en géographie, en France, [contenu] inconsistant aux tout débuts, meilleurs aujourd’hui (notamment grâce à notre propre action) ».
Le caractère marginal, exemplaire de ces pratiques est indéniable, surtout à l’époque où, en sciences humaines, le web francophone n’était qu’une coquille vide.