Mais les errances de l’informatique et des grands projets n’excusent pas complétement l’attitude de nombreux universitaires face à l’internet. Les personnes interrogées donnent deux types d’explications à l’immobilisme généralisé auquel elles ont été confrontées: d’une part, la passion du pouvoir et de la propriété, voire de la rente, d’autre part, une série de peurs, cette fois-ci moins rationnelles, très liées à l’incompétence informatique et au refus de changer ses habitudes.
Cette peur du changement, dans le quotidien comme dans les règles de la concurrence, apparaît fréquemment: « ignorance et une certaine forme de conservatisme »; « crainte de ne pas savoir faire évoluer des compétences acquises depuis longtemps et des pratiques devenues routinières, donc rassurantes aussi »; « rupture trop grande avec leurs habitudes de travail traditionnelles. Impression que ces projets étaient purement opportunistes ou formels, et sans enjeux véritables ». On comprend alors l’attrait de l’immobilisme: « pour un grand nombre d’individus, il fallait fournir un effort conséquent pour comprendre la situation. Rien ne semblait à leurs yeux pouvoir justifier un tel effort ». On mesure là les effets d’inertie produits par l’acquisition d’un outillage mental spécifique, qu’il convient, par esprit d’économie, d’actualiser le moins possible.
On comprend alors que les disciplines les plus traditionalistes, comme les sciences de l’antiquité et les études littéraires 8, aient été les plus fermées aux sirènes de la modernité, qu’elle soit prônée par des universitaires ou les publicitaires: « incompréhension du médium, opposition devant tout changement technologique », « préjugés sur l’incompatibilité entre technologie et littérature ». Ainsi, certains des enquêtés étaient obligés de faire appel à une constante pédagogie, qui ravirait les enseignants du primaire: « on retrouve la séparation entre les activités intellectuelles et techniques. En ma qualité de X, mes activités informatiques passaient pour être hors-sujet. D’où ma parade constante: montrer qu’Internet (ou telle autre activité informatique) sont au service de [ma discipline] ». Un historien analyse ces réactions technophobes: « en large partie une totale absence de culture technique, très répandue, qui empêchait de percevoir les possibilités ouvertes par le réseau. S’y ajoutait aussi une méfiance pour l’univers de la science et de la technique, facilement assimilé à de la cuisine sans grand intérêt, soit un univers de valeurs sans doute pas très différent de celui des critiques d’art ou des critiques dramatiques voyant arriver la photographie ou le cinéma [...] beaucoup considèrent encore sans doute la production scientifique comme une création exprimant sans l’aide de moyens mécaniques une individualité forcément exceptionnelle » 9. Dans cette opposition primaire entre technique et esprit pur, l’idée que les processus de la pensée puissent être altérés par une modification de l’écriture était (et reste souvent) inconcevable.
Cela peut être expliqué de façon ingénue: « [...] d’autres trouvaient ça sympathique, gentil, bref ils croyaient que je perdais mon temps (il est vrai qu’Internet ‘rame’ à certaines heures) avec des choses qui ne pouvaient pas être scientifiques, puisqu’elles n’étaient pas imprimées et publiées sur du papier. Comment citer une source virtuelle, inexistante? »; L’économiste est plus direct: « beaucoup de scepticisme. Craintes de pillage des travaux ainsi diffusés (pb de copyright) »; cette relation à la norme, et à l’absence d’audace est la règle: « bof! Et puis, tout le monde est obsédé par la liste d’articles ‘sérieux’ à publier; pas question de mettre une idée neuve (si on en a!) en ligne —par peur de se la faire ‘piquer’ ». Ainsi, la peur devient multiforme. Elle touche la crainte du vol (d’une idée, d’un texte), la crainte de l’illégitimité (abscence de reconnaissance, de validation des travaux), voire de la perte de confidentialité 10. Et la peur paralyse: « il y avait, il y a toujours, surtout une méconnaissance totale d’Internet comme outil de publication, et ce à tout point de vue. Les gens ne savent pas ce qu’il est possible de publier mais ils s’interrogent aussi sur beaucoup de questions qui se posent d’ailleurs (mais qui les paralysent souvent): pour qui écrit-on? ne risque-t-on pas d’être pillé? etc. ».
Du coup, ce fameux scepticisme, souvent teinté de mépris, peut s’afficher: « mes articles sur Internet étaient accueillis avec intérêt par ceux qui avaient envie de s’y mettre, et avec indifférence par les autres »; « soyons clairs. Bien que notre premier numéro ait été salué par le corps professoral de l’X et d’ailleurs, ainsi que par nos pairs, il n’y avait guère de monde qui pensait qu’un numéro deux et encore moins que des numéros trois et quatre seraient mis en ligne. Or, c’est fait »; « [notre initiative] était sans doute assez largement vue comme un perte de temps, ou un hobby ».
Dans cette compétition entre revue papier et revue électronique, les opportunités offertes par l’internet, notamment en matière de possibilité de mise à jour ou de correction d’articles, étaient encore moins perçues, ou, quand elles l’étaient, jugées encore plus menaçantes pour le statut de l’auteur, comme en témoigne une des personnes les plus actives: « enthousiasme pour beaucoup, scepticisme pour quelques-uns. Peu pressentaient les changements apportés par l’édition électronique. Encore aujourd’hui, certains sont réticents à l’idée que des modifications ou des corrections puissent être apportées après publication (la notion de version originale du texte persiste, l’archivage est mis en question). Les possibilités d’hypertexte ne sont guère employées. Les questions techniques et juridiques de copyright ne sont pas encore élucidées, cela constitue un frein pour certains; beaucoup pensent que ce mode de diffusion n’est pas reconnu par les instances d’évaluation au même niveau que le sont les publications traditionnelles. C’est un frein encore plus important ».
De façon générale, les détracteurs de l’internet apparaissent « très sceptiques sur le succès possible d’une revue électronique, qui manquait d’après eux de légitimité. Depuis, là aussi, les choses ont tendance à changer, même si bcp considèrent encore que, dans la hiérarchie des publications, une publication électronique ‘vaut’ moins qu’une publication papier, en dépit du sérieux reconnu du comité de rédaction et de la qualité des articles ». Mais l’auteur de cette remarque met aussi en évidence l’incohérence ce tels raisonnements: « crainte de la concurrence du support électronique par rapport aux publications ‘classiques’. De toutes façons, de nombreuses revues sont concurrentes entre elles... ». Les chercheurs méconnaîtraient-ils cette concurrence entre revues traditionnelles? Connaissant la hiérarchie implicite de ces revues, on en doute. On sait que leurs positions relatives font l’objet d’incessants enjeux de pouvoir, et on imagine que les universitaires, déjà bien occupés à multiplier leurs interventions politiques dans un domaine qu’ils maîtrisent bien, n’ont guère envie de voir de nouveaux objets comme les nouvelles revues électroniques perturber les règles d’un jeu déjà complexe: le seul registre sur lequel fonctionnent ces revues est bien celui de l’économie symbolique 11.
On peut donc en conclure, comme le suggèrent plusieurs enquêtés, que l’internet était refusé principalement parce qu’un engagement dans l’édition électronique malmenait, tout en la mettant à jour, l’architecture du pouvoir symbolique universitaire.