Pourtant, de telles inerties collégiales n’ont plus de raison d’être. Les enquêtés estiment que le contenu du web dans leur discipline est maintenant d’une grande qualité, même si plusieurs rappellent son caractère inégal et déstructuré: « ça va dans tous les sens, je suis perdu, malgré quelques balises »; « foisonnant, de niveau très inégal »; « encore embryonnaire, et très inégal en qualité (pages émises par de doux dingues jusqu’aux choses les plus pointues) »; « toujours très disparate [...mais] des sites intéressants ».
Mais dans l’ensemble, ils sont satisfaits de l’évolution rapide des contenus: « aucune comparaison avec la situation d’il y a cinq ans, évidemment »; « tout a fait intéressant, mais manquant encore de cohérence, d’outils de validation et d’orientation »; « il semble s’améliorer régulièrement et propose aujourd’hui un ensemble de ressources fort éclatées ou disparates, mais qu’il est possible d’homogénéiser sous certaines préoccupations de requêtes ». On le voit ici, la « pléthore » chère à Paul Mathias 8 ne gêne pas les chercheurs qui ont appris à raffiner leurs recherches à force d’expérimentation et de navigation systématique. Certains tirent même un réel plaisir de cette prolifération désordonnée: « passionnant et chaotique »; D’autres, plus mesurés, évoquent aussi cette transformation: « plutôt bon, en progrès rapide en tout cas »; « meilleur »; « il commence à y avoir des choses pas mal ».
Au-delà de cette impression générale, les témoignages recueillis mettent en évidence des spécificités qui transforment les pratiques professionnelles. C’est le cas du médecin, qui montre comment le partage d’expérience peut améliorer de façon significative l’analyse de phénomènes rares et complexes: « très bon, en particulier dans le domaine de l’échographie en diagnostic prénatal, l’échange d’iconographies et de cas cliniques (souvent rares) est très appréciable ».
Les quelques réticences portent sur le côté « vitrine » des sites web d’institutions françaises: « toujours insatisfaisant en histoire, comme je l’ai déjà dit, mais les grandes coquilles vides tendent à disparaître et l’option ‘vitrine et annuaire’ semble condamnée à plus ou moins long terme. Espoir, donc! »; « encore trop maigre, et pas assez rationalisé. Toutefois, je suis en histoire X, où beaucoup de choses sont faites, déjà »; « plus riche et plus fourni qu’il y a 4 ou 5 ans, mais peu aisé à décrire parce que résultant de multitudes d’initiatives locales souvent isolées. Quelques grosses institutions mettent cependant en place des serveurs très riches »; « en France, gagnerait à être développé. C’est toujours très faible en Y, et en Z aussi. Aux États-Unis en revanche... C’est paradise land »; « il y a encore un contenu assez faible, pour ne pas dire très faible, sur la Toile francophone en matière de recherches en communication. Ne serait-ce qu’en France, tous les laboratoires n’ont pas un site et si c’est le cas, le contenu est souvent pauvre. Il n’y a par exemple pas de texte mis en ligne, seulement des informations d’ordre administratif qui datent d’ailleurs parfois d’un certain nombre de mois ». Un autre chercheur fait une remarque analogue, mais pour les États-Unis: « toujours peu de choses en X. Assez faible. Les universités américaines se contentent de publier leurs programmes d’enseignement ». Mais si l’on aborde le web comme un tout, indépendamment de la localisation et de la langue des sites, l’impression de complétude se confirme: « le contenu du web pour les X est l’un des meilleurs parmi les disciplines littéraires. Il est extrêmement structuré: il existe plusieurs portails, et des sites universitaires qui ont choisi de se spécialiser pour offrir un contenu de haut niveau (bibliographies, collections, corpus [...]) ».
Les plus critiques sont en fait les plus exigeants, ceux qui voient clairement où pourrait en être le web aujourd’hui: « pour la géographie proprement dite, encore insuffisant ». Ce qu’explicite un de ses collègues: « on pourrait faire plus et mieux, en termes de bases d’information, de bases de données cartographiques [...], et surtout de logiciels didactiques 9. La pratique de la discussion interactive est encore trop peu développée ». Une autre visionnaire s’inquiète, elle, non pas des contenus mais de leur accessibilité: « en bonne évolution, mais menacé par les sites payants ».
En l’espace de quelques années, le web francophone en sciences humaines est donc passé de la vacuité totale à l’état de bibliothèque prometteuse. Cependant, tous les enquêtés sauf un rappellent la richesse des informations sur les sites nord-américains et se plaignent du manque d’homogénéité des sites français en matière de recherche. Certains, conscients des potentialités du web en matière de logiciels en ligne, d’applications pédagogiques, ou de multiplicité de niveaux de lecture, s’estiment même frustrés. En fait, les pionniers restent pionniers, au sens où l’amélioration des contenus en France est largement due à leurs efforts, et au sens où leur expérience nourrit leur perception de l’étendue des possibles en matière éditoriale. Mais on le sait, l’inertie des institutions et des collègues, décrites auparavant, rendent difficile toute évolution rapide.