On comprend que les personnes interrogées aient la même appréciation quant à leur besoin de culture informatique en 2000 qu’au moment où elles ont décidé de s’impliquer sur le web. Aussi, comme on l’a vu au chapitre 2.2 (page 294), le nombre d’enquêtés affirmant ne pas « avoir ressenti le besoin de mettre à jour leur culture technique » reste quasi-constant: elles sont sept au lieu de six 1; on se souvient que, bien souvent, elles peuvent solliciter des proches (collègues du laboratoire, époux, etc.) en cas de besoin. Et certaines d’entre elles n’ont tout simplement pas besoin de mettre à jour leur culture informatique, car celle-ci est déjà fort développée, comme le signale le philosophe auteur de quatre sites web: « non, mais quand j’aurais le temps, je monterai une machine Linux ».
De façon générale, on constate un intérêt accru pour l’automatisation intégrale de sites web, pour la programmation et pour les protocoles structurés. On passera donc sur les réponses insistant sur les besoins de connaissance des langages permettant la réalisation de scripts (perl, php, etc.), ou plus évolués (java), et sur le désir de se familiariser avec des codages structurants comme XML (cité deux fois). Ainsi, même après quelques années de pratique intensive, les trois-quarts des interviewés ressentent le besoin de compléter leurs lacunes en matière informatique.
Mais ils se distinguent clairement de la majorité de leurs collègues en ce sens que, dans leurs réponses, cette prétendue culture technique se confond avec la culture du chercheur: ils désirent approfondir leurs connaissances pour offrir un confort maximum à leurs lecteurs, et transmettre de façon optimale leur savoir-faire. Ils veulent comprendre les arcanes de la « boîte noire » qu’est le web, et ne se satisfont pas d’une pratique consumériste. Ces questions les amènent à remodeler leurs réseaux de sociabilité, leurs pratiques de lectures, et leurs centres d’intérêt, ce qu’ils détaillent avec précision.
Tout d’abord, la perception politique des enjeux économiques et éditoriaux est présente, que ce soit dans le but de rester lisible par tous, ou de rester maître de ses outils de production: « je n’ai aucune compétence en java, ni XML, ce qui s’avèrera un frein rapidement, même si notre parti pris est de permettre au plus grand nombre de butineurs de pouvoir nous lire sans encombre »; « désir accru de maîtriser le monde Unix et de s’affranchir de Microsoft ». Ici, la compréhension de l’informatique comme culture complexe et la perception des enjeux autour des formats de fichiers sont patentes.
Et divers pionniers explicitent clairement en quoi leur engagement stimule leur curiosité, et les incite à s’intéresser à des domaines qui pourraient ne pas avoir de rapports avec leur discipline: « non [... mais] je serais intéressé en revanche de connaître les moteurs de recherche, comment se fait le cheminement vers un site »; « oui, c’est en continu. Actuellement sur l’informatique linguistique et sur les réseaux [...] »; « oui, mais dans le domaine précis de la bibliothéconomie; je suis un stage [...] sur le catalogage informatisé et les normes d’échange des données bibliographiques ». L’approfondissement des protocoles informatiques facilite aussi la conceptualisation: « la mise à jour est en fait permanente, l’apparition dans le domaine qui est le mien (édition électronique) de nouveaux procédés et de nouveaux standards empêche de s’endormir. La tentative de construire un discours de recherche en Info-com sur les réseaux oblige à une remise en cause permanente ».
Bien sûr, ces analyses se développent dans un cadre collectif —mettant une fois de plus en évidence l’importance des effets de réseau—, et sollicitent l’acquisition d’une culture générale: « tous le jours. je le fais en lisant, en essayant, et en discutant avec des amis passionnés d’informatique ou informaticiens de profession », affirme une philosophe; « ma culture est quasi-nulle. Je la mets à jour par mes relations avec les informaticiens », complète un autre. Le médecin insiste, lui, sur les soirées thématiques: « soirées de formation mensuelles au sein du club médical depuis le début, lecture quotidienne (rapide) des news spécialisées ». Il en est de même pour un autre enquêté: « acquisition de nouveaux progiciels, lecture d’ouvrages spécialisés, sessions de formation ».
Reste un dernier témoignage, à la fois alarmant, quant à l’état larvaire de cette culture au sein des sciences humaines, et optimiste, en termes de modernisation de la pédagogie: « certes. De toutes les manières possibles, notamment en organisant des séminaires de formation au sein de l’école doctorale et en assurant moi-même des cours d’initiation ». Il vient d’une spécialiste de littérature, dont on aurait pu penser qu’elle n’était pas obligée de se transformer en enseignante d’informatique. Mais a contrario, il manifeste, d’une part, cette nécessité que les chercheurs les plus audacieux ressentent, à savoir entreprendre systématiquement, d’autre part, cette vision claire de l’intégration de l’internet dans l’outillage mental du chercheur: la recherche documentaire sur l’internet et la manipulation de protocoles techniques deviennent, aux yeux de cette érudite, les outils de base de l’étudiant littéraire qui se destine à la recherche.
On réalise alors à quel point cet approfondissement de la culture a priori technique favorise l’acquisition d’une culture générale, infléchit les relations sociales des chercheurs, réoriente leur curiosité et donc leurs centres d’intérêt vers des questions théoriques, et stimule l’organisation d’enseignements nouveaux. Et les réponses des enquêtés prouvent une fois de plus l’incohérence du discours dominant chez les universitaires qui distinguent recherches théoriques et applications techniques: les dispositifs de recherche de connaissances, de mise en forme de celles-ci, et de publication des synthèses organisées doivent être enseignés, et, en retour, ils réorganisent la distribution et l’importance relative de ces connaissances.
Prétendre que ce nouvel ensemble de compétences n’est que « technique » revient à refuser que la mise en réseau de milliers de travaux de recherche touche au métier, au savoir-faire, à la compétence des chercheurs. Ne pas en avoir conscience consiste à refuser de s’interroger sur la culture implicite du chercheur patenté, faite de « petits riens », de « trucs de cuisine », d’intuition, mais aussi de culture érudite et de réseaux sociaux. Tout comme la science du milieu du XXe siècle, et la manière de la faire, n’ont plus de rapport avec le joli catalogue qui décore la grande salle de la Sorbonne, la pratique scientifique d’aujourd’hui, avec les laboratoires, les méthodes, les axes de recherche contemporains, s’écartent de ce qui avait valeur de norme il y a 30 ans. À partir d’une transformation de l’outillage intellectuel du chercheur, on arrive logiquement à une transformation de ses pratiques intellectuelles 2. Et bien sûr, plus, tard, à une évolution de ses thèmes de recherche.