Nous espérons, à la lueur de ces témoignages détaillés, avoir prouvé l’efficacité des concepts d’outillage mental et de laboratoire, mais aussi la faiblesse de l’acuité du monde universitaire face à de tels paradigmes.
Notre trentaine de pionniers découvre l’internet assez vite, entre 1991 et 1997. Très vite, pour eux, cet ensemble de protocoles est plus qu’un système de communication ou qu’un objet de consommation. C’est un instrument de travail, qui nécessite un savoir-faire, et à ce titre, ils ressentent le besoin d’acquérir une solide culture informatique, ou, à défaut, de s’entourer d’informaticiens.
Ils découvrent notamment assez tôt les potentialités du web en matière de production scientifique —historiquement, c’est à de telles fins que le WWW a été conçu— et la richesse des sites nord-américains en sciences humaines. Ils décident alors de participer à la fondation de son équivalent francophone.
C’est là qu’ils prennent le plus de risques: l’apprentissage de l’informatique leur coûte du temps, tout comme le travail de recherche sur les réseaux (web, listes de discussion, etc.) et celui de publication. Ce qui réduit leur participation à l’économie universitaire traditionnelle, dont ils ne respectent plus les règles, en négligeant d’accroître leur capital d’articles imprimés et en proposant d’autres modèles. Leur engagement leur coûte aussi de l’argent: achats d’ordinateurs, de modems, frais téléphoniques, etc. sont souvent engagés sur leur budget personnel. En effet, le plus souvent, leurs institutions ne les suivent pas, quand elles n’exercent pas de farouches résistances qui peuvent menacer la carrière des innovateurs.
On aurait pu penser que les réactions négatives de la hiérarchie résulteraient d’une attitude autoritaire pour casser une dynamique de plus en plus importante chez les universitaires. Mais cette vision simpliste ne s’accorde pas avec la sociologie du monde universitaire, telle qu’elle a été décrite précédemment 7: l’écrasante majorité de leurs collègues méprisait ou ne comprenait pas les projets des pionniers.
Alors que ces derniers développaient alors une réflexion sur le fonctionnement de l’enseignement et de la recherche, renouvellaient les thèmes et les méthodes de leurs disciplines suite à leur compréhension des potentialités de l’informatique et de l’internet, se lançaient dans des activités entrepreneuriales —tant pour institutionnaliser leurs pratiques que pour les financer, dans un cadre juridique et économique ad hoc—, et découvraient l’importance des défis pédagogiques à relever —élargissement de la base des « apprenants » et irruption des entreprises dans le marché éducatif—, leurs collègues en étaient à se familiariser avec le courrier électronique 8.
En fait, les innovateurs restent condamnés à la solitude, principalement parce qu’ils se distinguent de leurs pairs et supérieurs sur un point: ils ont choisi d’adopter une attitude réflexive par rapport à leur outillage mental.
Nous ne chercherons pas à détailler les conditions sociales et historiques d’une telle prise de conscience 9, même si on peut se douter que le « face à face » avec une technique d’écriture en construction y est pour beaucoup.
En effet, les enquêtés ne conçoivent pas l’informatique comme une technique méprisable ou utilitaire, mais comme une partie intégrante de la technologie de l’intellect 10. On se souvient qu’ils utilisent quotidiennement les ordinateurs pour optimiser leur production scientifique comme leur enseignement. Mais ils ne le font pas sans recul: au contraire, celui-ci s’accroît au fil de leur usage des outils d’écriture 11.
La découverte des capacités offertes par l’écriture contemporaine les invite à un regard critique sur les comportements de leurs collègues, qui reproduisent des méthodes classiques sans s’interroger sur ce qu’elles conditionnent en matière culturelle 12.
Face aux routines et aux résistances de leurs collègues, ils sont alors conduits —peut-être pour se défendre face aux conventions de leur milieu, qui les marginalisent— à construire une sociologie de leur entourage 13. Ce qui leur est d’autant plus aisé qu’ils s’en éloignent spontanément: leurs activités scientifiques les incitent à réorganiser leur propre réseau social, notamment en multipliant les contacts avec les informaticiens.
L’analyse sociologique du monde universitaire apparaît donc comme un résultat naturel de ce travail réflexif sur les instruments de l’intellect. Mais elle n’est qu’un des éléments de cette prise de conscience généralisée, qui, rappelons-le, ne se développe pas en quelques semaines 14.
C’est maintenant la technologie de l’intellect dans son ensemble qui est l’objet de leurs réflexions.
Bien sûr, ils restent lucides et s’inquiètent d’une adoption sans recul des « nouvelles technologies » en leur monde: effets doublement pervers de la publication tous azimuts, qui dévalorise la production scientifique 15 en même temps qu’elle risque de la paralyser 16; croyances naïves en les capacités d’outils encore bien primitifs et d’autant plus contraignants 17. Au vu du faible recul dont témoignent les universitaires contemporains au sujet de leur outil de travail, il y a lieu de s’inquiéter de la façon dont les vertus de cette réflexivité seront évoquées dans les écoles et les lycées quand l’internet (ou son équivalent du moment) sera massivement socialisé.
À partir de là, se posent les questions de la diffusion de l’outillage mental et du statut des promoteurs de cette diffusion. Celles-ci ne trouvent plus leurs réponses dans un cadre national: déjà, la situation française n’est pas singulière 18. Ensuite, l’intégration de l’internet dans l’enseignement n’est pas pensée, malgré la multitude d’excellents cours en ligne. Ici encore, l’Amérique du Nord fait figure de pilote 19.
Ce qui, au final, pose la question du statut futur des enseignants. Si ceux-ci profitaient jusque là peu ou prou d’une alliance objective avec les éditeurs, l’arrivée de nouveaux acteurs internationaux risque fort de changer la donne. Les enquêtés sont sensibles aux monopoles de l’écrit qui se construisent et cherchent à les circonvenir. Ils s’inquiètent des nouvelles lois commerciales qui se mettent en place, plus adaptées au commerce qu’à la science 20. Ils ont compris que celles-ci sont avant tout destinées à faciliter la création en Europe d’un marché de l’éducation, convoité par les éditeurs commerciaux de produits pédagogiques.
Ainsi, leur implication dans une recherche actualisée, qui tire au mieux profit des instruments d’écriture contemporains, les incite à dynamiser leurs disciplines, à acquérir un regard lucide sur le fonctionnement de leurs institutions, et à expliciter un grand nombre d’enjeux sociaux, économiques et politiques liés à l’écriture.