En 1994, une chargée de mission à la DISTB 10 pressentait que l’internet allait transformer notoirement les pratiques des chercheurs. Recherchant une équipe qui puisse réaliser une étude approfondie dans ce sens, elle s’adressa au département de mathématiques et d’informatique, qui, peu intéressé, transmit le projet au département de sciences sociales. Celui-ci ne manifesta pas plus de curiosité pour une telle recherche. Par un hasard fortuit, je vis circuler cette proposition, qui me semblait tout à fait au carrefour des activités de la cellule informatique littéraire, des préoccupations des informaticiens et des compétences des chercheurs en sciences humaines, et décidais d’y répondre.
La réponse positive du Ministère à la proposition élaborée par le groupe que j’avais réuni permit de fonder un séminaire interdisciplinaire 11, l’« Atelier Internet ». A part un anthropologue, les membres fondateurs de l’équipe appartenaient au DMI, au SPI ou à la cellule informatique littéraire 12. La majorité des partisans de ce projet, dont le caractère sociologique était explicitement formulé par le demandeur, étaient donc... des informaticiens. Au fil du temps, d’autres « littéraires » que ceux de la cellule informatique représentés dès le départ, et des scientifiques non informaticiens, élèves, jeunes anciens élèves ou chercheurs, participèrent aux séances bi-mensuelles de l’« Atelier Internet » qui devint assez rapidement un espace de débats interdisciplinaire où de fortes personnalités de l’ENS et de l’extérieur se rencontraient.
Ce séminaire était à ses débuts assez éloigné des logiques traditionnelles de la recherche, notamment en matière de publications et de participation à des colloques. Il était expressément admis que le groupe infléchirait à son gré les objectifs de recherche, en essayant de reproduire au mieux l’esprit de convivialité et la liberté de ton qui semblaient être typiques du monde des développeurs de l’internet à travers le monde. Ces échanges réguliers assez informels entre philosophes, mathématiciens, informaticiens, physiciens, linguistes, géographes, etc. ont aidé les participants à aborder en toute franchise des questions qu’ils n’auraient a priori jamais osé poser devant des personnes qui n’étaient pas de leur milieu: les non-informaticiens ayant en général l’impression que leurs questions étaient trop banales pour oser déranger les informaticiens, et ces derniers n’osant en général pas aborder devant leurs collègues des sciences humaines les « questions des société » qui les rendaient soucieux.
Déjà, en 1995, trop d’usurpateurs commençaient à publier dans la presse de longs articles évoquant l’importance des « nouvelles technologies de l’information et de la communication » pour l’avenir scientifique, culturel et économique de la France et du monde, alors qu’il était notoire que ces « visionnaires » ne savaient pas se servir du courrier électronique. Pour éviter donc que l’analyse fût dissociée de l’expérience technique, fut installé en novembre 1995 un serveur web 13, sur lequel étaient publiés les comptes rendus des séances de l’« Atelier Internet », qui étaient toutes enregistrées. L’équipe s’offrait ainsi un laboratoire pour expérimenter l’édition numérique et sa réception, et pour se donner les moyens d’étudier l’évolution des pratiques de ses membres 14: les premiers comptes rendus datent de février 1996, et les premiers articles —validés par l’équipe elle-même—, de novembre 1996. En effet, la commanditaire avait insisté pour obtenir un rapport intermédiaire (imprimé), et il était tentant de tester les effets de la publication électronique. Ainsi, dès la fin 1996, outre les comptes rendus, cinq articles étaient disponibles sur le serveur. Ce qui offrit à l’équipe une certaine notoriété; la dynamique instituée incita à rencontrer d’autres spécialistes 15, qui, par le biais de colloques ou de réunions, commandèrent aux membres de l’Atelier Internet d’autres articles pour des revues savantes 16.
Ainsi, à partir de rencontres informelles et d’une expérimentation concrète des pratiques d’écriture, se construisit très vite une légitimité savante. Insensiblement, ces travaux, qui mettaient les participants à l’Atelier Internet en prise directe avec les pratiques éditoriales —responsabilité en matière de publication, mise en place d’un comité scientifique, production— les incitaient à s’interroger sur les codes implicites de la publication universitaire. Ce qui, petit à petit, leur fit aborder des sujets tabous, comme la fonction sociale de l’écrit dans l’université.
L’Atelier Internet ne motivait pas réellement la communauté des sciences humaines de l’ENS: si le nombre de participants a parfois dépassé les quarante, il se situait le plus fréquemment autour de la dizaine, experts en sciences exactes inclus. Mais il facilita le contact avec les élèves les plus impliqués dans le développement de l’internet, et permit aux informaticiens et aux littéraires de l’ENS d’engager un dialogue concret et approfondi, facilita les rencontres avec les autres chercheurs et praticiens qui avaient des préoccupations analogues.
Au regard de la multiplicité et de la richesse des sites web français en 2002, les productions de l’Atelier Internet —et du réseau qu’il a généré— à son origine peuvent faire sourire. Cependant, on peut en citer quelques-unes, dans la mesure où elles ont eu une incidence —à court ou à moyen terme— non négligeable sur l’organisation de la recherche en sciences humaines.
Cet auteur décrivait la panoplie des outils indispensables au chercheur, montrait qu’une grande partie d’entre eux est disponible sur l’internet, et son annuaire raisonné projetait ces activités de recherche dans un cadre non plus parisien ou français, mais proprement mondial.
Bien sûr, les animateurs de ces projets étaient souvent les mêmes. Mais ces travaux, sur l’internet lui-même, ou liés à des disciplines déjà institutionnalisées, eurent plusieurs effets:
— Ils incitèrent leurs participants à expliciter les processus en œuvre à l’occasion de leurs recherches. Et notamment, à mettre en évidence les relations entre recherche « pure », récolte, agrégation et présentation des sources primaires ou secondaires (avec leur pendant de mise en liste), et enfin instruments d’écriture (l’ordinateur et ses codages).
— Ils leur firent prendre conscience des effets de mise en réseau dans le monde de la recherche, même si à cette période, l’incrédulité des collègues prévalait.
— Et, en conséquence des deux points précédents, ils les aidèrent à imaginer puis à définir de nouvelles pistes de recherche.
De façon plus générale, les échanges et les témoignages au sein de l’Atelier Internet ont instauré un débat collectif qui incitait les participants, quels qu’ils soient, à se familiariser avec les protocoles de l’internet. La mise en commun des expériences de consultation, d’abonnement et de production a donné aux participants des idées pour amorcer d’autres réflexions collectives. Et l’exploitation concrète du potentiel éditorial du web par des spécialistes de toutes disciplines a permis d’aborder sans naïveté l’ensemble des questions propres à l’histoire de l’écriture et de ses supports, à l’organisation des connaissances, et aux modes de fonctionnement de la recherche.